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dimanche 7 février 2010

Mandalay (non) Express


Il faisait encore noir lorsque nous avons empilé nos bagages dans le taxi déglingué pour nous rendre à la gare de Rangoon. Les rues fourmillaient déjà de citadins se rendant au travail ou à la pagode pour prier, à pied, en vélo, en moto (à quatre!), en bus, en trishaw – un vélo avec un genre de sidecar pouvant recevoir deux personnes. Des porteurs attendaient au coin du stationnement de la gare. Lorsqu'ils ont vu nos visages pâles d'étrangers, ils se sont rués en direction de notre taxi. Ils ont été déçus: nous portons nous-mêmes nos sacs à dos, même les filles. Nous avons attendu dans la cohue que les grilles s'ouvrent pour nous donner accès à notre train. Sur le quai en face, des gens dormaient sur des nattes de bambou, posées à même le sol en attendant leur correspondance. Une loueuse de nattes attendait les clients devant sa pile.

Lorsque le cliquetis des clés s'est fait entendre dans la serrure de la grille, une marée humaine s'est précipitée dans la petite ouverture. Nous nous sommes frayés un chemin tant bien que mal jusqu'à notre wagon, en tenant bien fort la main des filles.

Ce train doit sûrement dater des années 50, et peut-être même du déluge. « Pourquoi ils ne font pas le ménage ? », a demandé Émilie en s'installant. Bonne question. Encore une chance que nous étions en classe « supérieure »: les sièges de la classe ordinaire sont en bois. Les nôtres étaient un petit peu rembourrés, mais ils restaient constamment inclinés, le mécanisme permettant de les remonter étant défectueux. Après 17 heures sur ces sièges de l'après-guerre, nos postérieurs seront en compote...

Nos voisines d'en face, des Birmanes dans la cinquantaine, tentent de trouver de la place pour les nombreux gros sacs de plastique qui leurs tiennent lieu de bagages. Je vois dépasser, pêle-mêle, une queue de poisson séché, des bouteilles d'eau vides, des bidons de plastique, une guirlande de Noël, des vêtements et chaussures, etc. Elles tiennent absolument à garder leur poisson à leurs pieds – donc aux nôtres aussi, à Marianne et moi. L'odeur commencera à nous monter au nez dès la quatrième heure, environ. Les Birmanes sortent leur chapelet et commencent à prier.

Bientôt, le convoi se met en branle, ballottant et poussif, sous un ciel qui vire au bleu pâle, toutes fenêtres ouvertes – elles le resteront pendant toute la durée du voyage. Il fait froid. Dans le petit matin brumeux, nous voyons des gens bien emmitouflés longer le chemin de fer avec leur boîte à lunch, un contenant rond à trois étages en acier inoxydable. Quand le soleil se lève, nous avons atteint la campagne. Hélas, la première chose que le jour révèle, ce sont les amoncellements de déchets tout le long de la voie ferrée et près des cours d'eau et des étangs. Nous semblons être les seuls à nous en formaliser, les autres passagers continuent de jeter leurs déchets par la fenêtre. Dans ces immondices, derrière leurs petites maisons aux murs de bambou tressé, des enfants sont accroupis les fesses à l'air, tout à leur première besogne de la journée. Quand on n'a même pas les moyens de se payer des latrines, à quoi la vie peut-elle ressembler?

Il faut réussir à regarder au-delà des ordures pour apprécier les tableaux qui se présentent ensuite: enfants se rendant à l'école, à trois sur un vélo trop grand, dans leurs uniformes verts et blancs, le visage barbouillé de thanaka (une pâte blanchâtre venant de l'écorce d'un arbre, censée les protéger du soleil); paysannes portant chapeau de paille conique et longyi (sarong) coloré, occupées à la récolte dans les rizières vert tendre; pagodes et temples scintillant de toutes leurs dorures; moines vêtus de leur robe pourpre, revenant en file indienne de demander l'aumône au village; femmes faisant leur toilette près du puits communal, vêtues de leur « longyi de douche »; charrettes tirées par des boeufs transportant un chargement de bois ou de foin; minibus bondés, pris d'assaut jusque sur le toit, avec des membres qui dépassent des fenêtres et des portes... Notre train avance à la vitesse de la tortue, ce qui nous donne le temps d'apprécier tout ça.

Pendant ce temps, à l'intérieur, les passagers prennent leurs aises. On s'étend partout où c'est possible. On sort des collations. Nos voisines d'en face offrent à Marianne des biscuits, du tamarin (un petit fruit local), un maïs vendu par une vendeuse ambulante. Émilie, assise derrière nous avec Marco, est en train de conquérir nos voisins de derrière en leur faisant des blagues. Tous les passagers suivent ses pitreries. Ça lui vaut de recevoir une sucette. Les filles passent le temps en dessinant et font quelques siestes. Marco et moi devenons de plus en plus ankylosés à mesure que les kilomètres défilent.

À chaque arrêt, le train est pris d'assaut par des vendeurs ambulants portant leur marchandise sur leur tête. On nous offre du melon d'eau, de l'ananas, du maïs, du riz au poulet, du poisson séché, de l'eau, du thé, des cigares, des noix de béthel, etc. Les vendeurs font toujours un arrêt prolongé devant nos sièges pour dévisager les filles, leur toucher les cheveux et leur pincer les joues. Des enfants montent aussi à bord pour mendier ou récupérer les bouteilles vides, qui sont réutilisées pour une foule d'usage (eau, huile à cuisson, essence, etc.). Quand le train se remet en branle, tout ce monde se précipite vers la porte et saute sur le quai pendant qu'on roule. Le seul endroit où il n'y a pas de vendeurs itinérants, c'est la gare propre et moderne de Nay Pyi Taw, la nouvelle capitale de la Birmanie. En 2005, la junte militaire a soudainement déplacé la capitale de Rangoon à ce trou perdu, au milieu du pays. Les opposants soutiennent que les militaires ont voulu éloigner le pouvoir du peuple. En tout cas, cette décision de bâtir une ville de toutes pièces a coûté des millions de dollars. Nous ne descendons pas, mais on décrit la capitale comme une ville quadrillée d'artères à six voies, où la moitié des édifices sont inoccupés. Dans la banlieue, nous pourrons voir des quartiers en construction pour loger les fonctionnaires, dans des maisons toutes pareilles, avec toilettes dans la cour.

Après 12 heures de train birman, on commence sérieusement à rêver de Via Rail. Le soir tombe, il commence à faire froid, les fenêtres restent ouvertes. Tant mieux! J'ose à peine imaginer l'odeur si elles étaient restées fermées tout le voyage. Le coucher de soleil sur la campagne est magnifique, mais on ne l'apprécie par vraiment. On veut juste arriver! J'ai mal au dos. Le bruit que font les joints dans les rails (Tu-tuk, tu-tuk, tu-tuk, pendant 17 heures!) nous fait l'effet du supplice de la goutte d'eau sur le crâne. J'ai envie de balancer le poisson séché par la fenêtre pour pouvoir m'étirer les jambes. Les filles dorment, bienheureuses. Nous passons quelques temples décorés de lumières multicolores, avant

d'arriver à Mandalay. Soulagement! En 17 heures, nous avons parcouru 700 kilomètres seulement. L'enfer. Nous nous promettons de prendre l'avion pour rentrer à Rangoon, dans trois semaines.



On aurait dû se douter dès le début de la galère dans laquelle nous embarquions...


Lever de soleil sur la campagne birmane


Sur le quai d'une gare de province







2 commentaires:

  1. Quel courage vous avez mes amis!
    La Birmanie semble magnifique mais tellement étouffée. Le Vietnam vous apparaîtra sûrement un million de fois plus facile et ouvert.
    Bonne continuation!

    Catherine

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  2. Claude (Papa de Félicia)9 février 2010 à 09:52

    De nos jours (twitter days), il faut qu'un long texte soit captivant pour qu'on se rende jusqu'au bout. C'est bien le cas ici, et j'ai maintenant une odeur de poisson qui me suit au bureau.

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